En pleine mer :
Un an sur
l’« Ocean Viking »

Que racontent les personnes exilées
secourues au large de la Libye ?

« Nous étions
prêts à sauter. Nous avions tellement peur que les Libyens arrivent
 ! »

Je lis ces mots d’un jeune homme syrien dans le tableau de données. Ils sont issus de l’étude que j’ai coordonnée de l’été 2023 à l’été 2024 à bord de l’Ocean Viking, le navire civil de recherche et sauvetage en mer de SOS Méditerranée. Ces mots ne sont pas isolés. Parmi les 110 personnes rescapées qui se sont exprimées via l’enquête par questionnaire déployée à bord, près d’un tiers ont décrit une peur semblable à la vue d’un navire à l’horizon : non pas la peur du naufrage imminent ou de la noyade, mais celle d’être interceptées par les forces libyennes et renvoyées en Libye.

Ces mots résonnent avec ceux de Shakir, un Bangladais que j’ai connu sur l’OV (selon le surnom donné à l’Ocean Viking) :

Ateliers cartographiques, sur le pont de l'OV. Photo fournie par Alisha Vaya (SOS Méditerranée) et Morgane Dujmovic.

Ateliers cartographiques, sur le pont de l'OV. Photo fournie par Alisha Vaya (SOS Méditerranée) et Morgane Dujmovic.

Ateliers cartographiques, sur le pont de l'OV. Photo fournie par Alisha Vaya (SOS Méditerranée) et Morgane Dujmovic.

Ateliers cartographiques, sur le pont de l'OV. Photo fournie par Alisha Vaya (SOS Méditerranée) et Morgane Dujmovic.

Ateliers cartographiques, sur le pont de l'OV. Photo fournie par Alisha Vaya (SOS Méditerranée) et Morgane Dujmovic.

Ateliers cartographiques, sur le pont de l'OV. Photo fournie par Alisha Vaya (SOS Méditerranée) et Morgane Dujmovic.

« Tes ateliers nous ont rafraîchi l’esprit. Depuis la Libye et la mer, nous nous sentions perdus. Maintenant, nous comprenons le chemin parcouru »

Portrait de Shakir, un jeune bangladais secouru. Dessiné par Morgane Dujmovic.

Portrait de Shakir, un jeune bangladais secouru. Fourni par Morgane Dujmovic.

Mapping collectif, photo fournie par Alisha Vaya (SOS Méditerranée) et Morgane Dujmovic.

Mapping collectif, photo fournie par Alisha Vaya (SOS Méditerranée) et Morgane Dujmovic.

Sur le pont de l’OV et dans les containers servant d’abri jusqu’au débarquement en Italie, j’ai proposé des ateliers participatifs de cartographie sensible. Une soixantaine de personnes s’en sont emparées, en retraçant les étapes, les lieux et temporalités de leurs voyages par des cartes dessinées.

Si je développe des méthodes de recherche créatives et collaboratives pour encourager l’expression des savoirs qui se construisent en migration, je n’avais pas anticipé que ces gestes et tracés puissent aussi contribuer à « rafraîchir l’esprit », se réapproprier des repères ou valoriser « le chemin parcouru ».

Ces mots résonnent enfin avec ceux que j’ai recueillis après un débarquement à Ancône. J’y ai rencontré Koné, un Ivoirien débarqué une semaine plus tôt par une autre ONG de sauvetage :

« Le pire n’est pas la mer, crois-moi, c’est le désert ! Quand tu pars sur l’eau, c’est la nuit et tu ne vois pas autour. C’est seulement quand le jour se lève que tu vois les vagues. Dans le désert, on te met à cinquante sur un pickup prévu pour dix : si tu tombes, tu restes là. Dans l’eau,
tu meurs d’un coup,
alors que dans le désert,
tu meurs à petit feu
»,

Portrait de Koné, dessiné par Morgane Dujmovic.

Portrait de Koné, dessiné par Morgane Dujmovic.

Tous ces mots m’ont amenée à reformuler mes hypothèses sur les frontières et leurs dangers :

Pourquoi prendre le risque de la traversée en mer, à l’issue incertaine ?

Que perçoit-on du sauvetage, depuis une embarcation en détresse ?

Comment vit-on les journées à bord d’un navire d’ONG ? Que projette-t-on dans l’arrivée en Europe, et après ?

Si les sauvetages et naufrages font assez souvent la une des médias, les perceptions des personnes rescapées sont rarement étudiées ; elles nous parviennent le plus souvent à travers le filtre des autorités, journalistes ou ONG.
Recueillir ces vécus, permettre aux personnes exilées de se raconter : c’était là l’objet de ma mission de recherche embarquée.

Mapping collectif. Photo fournie par Morgane Dujmovic.

Mapping collectif. Photo fournie par Morgane Dujmovic.

Mapping collectif. Photo fournie par Morgane Dujmovic.

Mapping collectif. Photo fournie par Morgane Dujmovic.

Mapping collectif. Photo fournie par Morgane Dujmovic.

Mapping collectif. Photo fournie par Morgane Dujmovic.

Une recherche embarquée

À bord de l'OV, j'occupe le « 25e siège», habituellement réservé à des personnalités. Ma présence a quelque-chose d’inédit : c’est la première mission SAR (Search and Rescue) qui accueille une chercheuse extérieure à une ONG. Pour le « département des opés » de SOS Méditerranée, c'est l'occasion d'amener à bord une méthodologie de sciences sociales, nourrie par un regard distancié, pour viser des améliorations de la réponse opérationnelle à partir des priorités exprimées par les personnes secourues.
Côté navire, plusieurs membres de l’équipage expriment leur intérêt pour ce travail destiné à enrichir leurs pratiques comme la compréhension de parcours d’exil qu’ils côtoient depuis des années.
C’est le cas de Charlie, l’un des « anciens » de l’ONG, impliqués depuis une dizaine d’années dans le perfectionnement des techniques d’approche et de secours des embarcations en détresse. En tant que SAR Team Leader, il coordonne les équipes des RHIBs (Rigid-Hulled Inflatable Boats), les bateaux semi-rigides d’intervention mis à l’eau depuis l’OV pour réaliser les sauvetages :
« Ce travail est vraiment utile car nous cherchons constamment à nous améliorer. Mais la chose dont je suis vraiment curieux, c’est ce qu’il se passe avant. Je parle avec eux parfois mais je voudrais en savoir plus sur eux. »

Quant à moi, si je travaille depuis quinze ans avec des personnes exilées, c’est la première fois que j’écris sur les frontières en étant moi-même « dans la frontière » – un sentiment d’immersion amplifié par l’horizon de la mer et le quotidien confiné à bord de l’OV.

L’étude est déployée au fil de cinq missions en zone de recherche et sauvetage de six semaines chacune. L’ensemble du crew – équipes de sauvetage, de protection, de logistique et de communication – a été formé à la méthodologie d’enquête.

Issu d’un dialogue entre objectifs scientifiques et opérationnels, le protocole de recherche articule des méthodes quantitatives et qualitatives. D’une part, un questionnaire est élaboré autour de trois thèmes :

  • Le sauvetage en mer (ou rescue)
  • La prise en charge sur le bateau-mère (ou post-rescue)
  • Les projets et parcours de migration, du pays de départ jusqu’aux lieux d’installation imaginés en Europe.

Ma présence à bord permet d’affiner le questionnaire initial pour parvenir à une version stabilisée à partir des retours de personnes secourues et membres de l’équipage.

Les données statistiques sont complétées par des méthodes plus qualitatives que je déploie habituellement sur terre, aux frontières franco-italiennes, franco-espagnoles ou dans les Balkans, avec le projet La Cartomobile.

Navigation vers la zone d’opérations. Fournie par Morgane Dujmovic.

Navigation vers la zone d’opérations. Fournie par Morgane Dujmovic.

Fournie par Morgane Dujmovic.

Fournie par Morgane Dujmovic.

Ces ateliers itinérants visent la co-construction de savoirs expérientiels sur les frontières, en proposant aux personnes qui les franchissent des outils de cartographie sensible et participative pour se raconter.

Pour transférer ces méthodes en mer, j’amène à bord de l’OV des cartes dessinées avec d’autres personnes exilées, dispose du matériel de création, aménage un espace.

Dans ce laboratoire flottant, improvisé, je cherche à générer un espace-temps propice à la réflexion, pour faire émerger des savoirs mis en silence et les amener auprès du grand public – pour celles et ceux qui le souhaitent.

Pour transférer ces méthodes en mer, j’amène à bord de l’OV des cartes dessinées avec d’autres personnes exilées, dispose du matériel de création, aménage un espace.

L’invitation à participer se veut rassurante et désinhibante : l’atelier est guidé et ne nécessite pas de compétences linguistiques ou graphiques particulières ; le résultat esthétique importe moins que l’interaction vécue au cours du processus cartographique.

Ces enjeux scientifiques et éthiques rejoignent bien les préoccupations opérationnelles : durant les journées de navigation jusqu’au débarquement dans un port italien, il faut combler l’attente, regonfler le moral.

Sur le pont de l’OV, la cartographie trouve progressivement sa place parmi les activités post-rescue dont certaines, à dimension psycho-sociale, visent à revaloriser la dignité des personnes rescapées et les préparer à la suite de leur parcours en Europe.

Les mappings collectifs où s’affichent textes et dessins deviennent un langage et un geste partagé, entre membres de l’équipage et personnes secourues invitées à l’atelier.

Trajectoires fragmentées
jusqu’en Méditerranée

De Dacca (Bangladesh) à Zouara (Libye), esquisse d'un parcours. Fournie par Morgane Dujmovic.

De Dacca (Bangladesh) à Zouara (Libye), esquisse d'un parcours. Fournie par Morgane Dujmovic.

De la Syrie à Zouara (Libye), esquisse d'un parcours. Fournie par Morgane Dujmovic.

De la Syrie à Zouara (Libye), esquisse d'un parcours. Fournie par Morgane Dujmovic.

Au total, 21 esquisses individuelles ont été conçues sur l’Ocean Viking.

Elles racontent des fragments de voyages, trajectoires plus ou moins fluides ou heurtées depuis le Bangladesh, le Pakistan, la Syrie, la Palestine et l’Égypte.

Les parcours sont parfois très onéreux, mais rapides et organisés, comme ceux de certaines personnes bangladaises de Dacca (Bangladesh) à Zouara (Libye), en passant par Dubaï, en seulement quelques jours.

D’autres s’étendent et se tissent sur plusieurs années, s’adaptant aux rencontres, aux ressources, aux dangers et aux multiples guerres et violences dans les pays traversés.

De Dacca (Bangladesh) à Zouara (Libye), esquisse d'un parcours. Fournie par Morgane Dujmovic.

Parmi 69 des personnes ayant répondu au questionnaire, 37,6 % avaient quitté leur pays d’origine la même année, mais 21,7 % voyageaient depuis plus de cinq ans, et 11,5 % depuis plus de 10 ans.

Nombre d'années écoulées depuis le départ du pays d'origine. Graphique adapté de l’étude de Morgane Dujmovic.

Nombre d'années écoulées depuis le départ du pays d'origine. Graphique adapté de l’étude de Morgane Dujmovic.

Les parcours les plus longs débutent de pays aussi divers que le Nigeria, le Soudan, l’Érythrée et l’Éthiopie et, dans 60 % des cas étudiés, de Syrie. 2011, 2012, 2013, 2014, 2015 : l’étalement régulier des dates de départ recueillies via l’enquête met en évidence la perduration des conflits qui suscitent les raisons de migrer :

« J’ai fui la Syrie à cause de son armée. J’ai vécu trois années de prison et de torture, vu des scènes terribles. J’avais 18 ans, je n’avais pas l’âge de vivre ou voir de telles choses. »

De la Syrie à Zouara (Libye), esquisse d'un parcours. Fournie par Morgane Dujmovic.

Les motivations à poursuivre ces longs voyages sont souvent faites d’ambitions personnelles « pour une vie meilleure », comme le fait de « pouvoir étudier » ou « d’aider la famille » restée au pays – comme l’a expliqué un jeune homme égyptien :

« Je suis le seul garçon de ma famille. Mes parents sont âgés et ils sont inquiets que je n’y arrive pas. »

L’étude auprès des personnes secourues a aussi permis de dresser un panorama des soutiens reçus et des dangers rencontrés en cours de route. Au même niveau que les ressources financières issues d’économies personnelles ou de sommes prêtées (le plus souvent par la famille), près de 60 % des répondants ont mentionné l’importance de ressources immatérielles, telles que « les conseils d’amis », « le soutien psychologique [du] mari », « des informations et un soutien émotionnel [d'une] nièce ».

Typologie des soutiens en migration. Adapté de l’étude de Morgane Dujmovic.

Typologie des soutiens en migration. Adapté de l’étude de Morgane Dujmovic.

Les informations reçues de proches paraissent cruciales à certaines étapes du voyage : comme l’a expliqué l’un des répondants, elles relèvent d’une forme de soutien moral pour « survivre en Libye ». À l’inverse, une autre personne participante a confié qu’il lui avait été essentiel, « pour tenir bon », de cacher à sa famille les réalités de son quotidien libyen.

Car c’est bien là que sont rencontrées la plupart des difficultés : sur les 136 situations de danger décrites dans l’étude, 50% sont localisées en Libye – contre 35,3% en mer, 8,8% dans le pays d’origine et 5,9% à d’autres frontières, le long des parcours migratoires.

Il est précisé que ces réponses ne reflètent pas une image exhaustive de l’ensemble des dangers en migration : elles traduisent les perceptions d’un échantillon limité de personnes secourues au large de la Libye et sont à restituer dans le contexte d’une collecte de données réalisée en pleine mer.

Les atrocités qui ciblent les personnes en migration en Libye sont désormais bien documentées.

Elles apparaissent dans une multitude de documents – des rapports d’ONG (SOS Humanity 2024), documentaires vidéos (Creta 2021) et témoignages directs de personnes concernées par les faits (Kaba 2019).

Des forces de sécurité libyennes tiennent un poste de contrôle à Tripoli le 13 mai 2025.

Les résultats d’une mission d’enquête indépendante du Conseil des droits de l’homme des Nations unies publiés en 2021 ont permis de qualifier ces réalités de crimes contre l’humanité :


« Il existe des motifs raisonnables de croire que les actes de meurtre, de réduction en esclavage, de torture, d’emprisonnement, de viol, de persécution et autres actes inhumains commis contre les migrants font partie d’une attaque systématique et généralisée dirigée contre cette population, en application d’une politique d’État. En tant que tels, ces actes peuvent constituer des crimes contre l’humanité. »

Raconter la Libye 

Avec l’étude à bord de l’OV, les personnes participantes ont pu définir avec leurs propres mots la nature des dangers qu’elles y ont vécus ; leurs réponses ont ensuite été codées et regroupées en catégories permettant d’établir une typologie spatialisée issue de ces récits.
Les citations associées aux données traduisent des expériences subjectives, incarnées, retravaillées par les émotions, mais assez convergentes et nombreuses pour reconstituer ce qu’il se joue en Libye.
Les mécanismes de violences rapportés sont systémiques : enfermement punitif assorti de torture, traitements inhumains et dégradants, violences raciales et sexuelles dont on est victime et/ ou témoin.

Ces violences sont souvent cumulatives : « Durant la première période que j’ai passée en Libye, j’ai été emprisonné six fois, torturé, frappé. Je ne peux même pas me rappeler des détails exacts ».

Elles impliquent des acteurs plus ou moins institutionnalisés : garde-côtes, gardiens de prison, mafias, milices et patrons, dont les rôles tendent à se chevaucher.

Elles se produisent sur l’ensemble du territoire : à Benghazi, Misrata, Sabratha, Syrte, Tripoli, Zaouïa, Zouara, pour les villes les plus citées dans l’enquête, mais aussi dans le désert et dans des lieux de détention de localisation inconnue.

Carte des centres de détention en Libye en 2021. Sources: UNHCR, IOM, OCHA

Carte des centres de détention en Libye en 2021. Sources: UNHCR, IOM, OCHA

Carte des centres de détention en Libye en 2024, SOS Humanity 2024, fournie par Morgane Dujmovic.

Carte des centres de détention en Libye en 2024, SOS Humanity 2024, fournie par Morgane Dujmovic.

Omniprésente, la perspective d’enfermements violents et arbitraires génère une présomption de racisme généralisé envers les étrangers :

« Le racisme que j’ai vécu en tant qu’Égyptien est juste inimaginable : kidnapping, vol, emprisonnement. »

Les personnes noires se sentent particulièrement visées par les attaques ciblées. C'est le cas d'un homme éthiopien resté bloqué quatre années en Libye. Il décrit un sentiment de terreur permanent lié aux multiples arrestations racistes dont il a été victime :

« Les personnes se font kidnapper en Libye, ils nous attrapent et nous mettent en prison car nous n’avons pas de papiers, puis nous devons payer plus de 1 000 dollars pour être relâchés. Cela m’est arrivé quatre fois, pendant deux semaines, puis un mois, puis deux mois et finalement pendant un an. Tout cela à cause de ma couleur, parce que je suis noir. Cela a duré si longtemps que mon esprit est trop stressé, à cause de la peur. »
« Il s’avère aussi que les migrants venant d’Afrique subsaharienne, qui représentent la majeure partie des détenus, sont traités plus durement que les autres, ce qui laisse penser qu’ils font l’objet d’un traitement discriminatoire »,
confirme le rapport du Conseil des Droits de l'homme de l’ONU.

Cependant, les risques de kidnappings et de rançonnage semblent n’épargner aucune personne exilée sur le sol libyen. Koné, par exemple, les a assimilés à une pratique généralisée et systémique :

« Il y a un business que font pas mal de Libyens : on te fait monter dans un taxi, qui te vend à ceux qui te mettent en prison. Puis on demande une rançon à ta famille pour te faire sortir.
Si la rançon n’est pas payée, on te fait travailler gratuitement. Finalement, en Libye tu es comme une marchandise, on te laisse rentrer pour faire le travail. »

Plusieurs personnes participantes à l’étude ont été prises dans ces mailles et leurs analyses a posteriori convergent sur un point : l’expérience libyenne s’apparente en fait à un vaste système d’exploitation par le travail forcé. Les faits rapportés correspondent, selon les définitions de l’Organisation Internationale du Travail, à de la « traite des personnes » ou de l'« esclavage moderne » et sont encore confirmés dans le rapport onusien :

« Bien que la détention des migrants soit fondée dans le droit interne libyen, les migrants sont détenus pour des durées indéterminées sans moyen de faire contrôler la légalité de leur détention, et la seule façon pour eux de s’échapper est de verser de fortes sommes d’argent aux gardiens, ou de se livrer à un travail forcé ou d’accorder des faveurs sexuelles à l’intérieur ou à l’extérieur du centre de détention pour le compte de particuliers. »

En définitive, à propos de la détention en Libye, c’est le sentiment de honte que Koné se remémore le plus péniblement :

« J’ai pitié de moi, de mon histoire, mais encore plus des gens qui sont allés en prison. Si ta famille n’a pas de quoi payer la rançon, elle doit faire des dettes, donc c’est un problème que tu mets sur ta famille. Il y en a qui sont devenus fous à cause de ça. »

Portrait de Koné, dessiné par Morgane Dujmovic.

Portrait de Koné, dessiné par Morgane Dujmovic.

Les apports des ateliers :
un geste et un langage
pour témoigner

Si les bilans des périodes passées en Libye sont toujours amers, souvent effroyables, et parfois indicibles, l’étude a mis en évidence une volonté assez forte de témoigner de ce qu’il s’y passe, non seulement auprès du grand public, mais aussi pour celles et ceux qui pourraient entreprendre le même parcours :

« Je voudrais dire qu’en Libye, il y a beaucoup de femmes comme moi qui sont dans une situation très difficile. »
« Je n’ai pas grand-chose à dire, si ce n’est que tellement de gens souffrent encore plus que moi en Libye. »
« Je ne conseille à personne de venir par cette route. »

Pour accompagner ces récits, les ateliers cartographiques à bord de l’OV fonctionnaient comme une proposition, une occasion de se raconter sans avoir à poser des mots sur les expériences traumatiques. Conçu comme un mode d’expression, le processus cartographique reposait sur des exercices de spatialisation en plusieurs étapes.
Dans un premier temps, les mappings collectifs organisés sur le pont de l’OV ont permis de faire émerger les principaux thèmes que les personnes participantes elles-mêmes souhaitaient aborder, en fonction de trois séquences : « notre passé », « notre présent » et « le futur que nous imaginons ».

Mon rôle consistait ici à instaurer un cadre d’expression idoine, aiguiller vers des techniques graphiques accessibles et permettre le partage des créations via l’affichage progressif sur le pont.
Des ateliers ont ensuite été proposés par petits groupes ou de façon individualisée dans les containers, espaces plus propices à la confidentialité des récits intimes.

L’une des consignes proposées consistait à représenter les zones de danger ressenties sur l’ensemble du parcours migratoire – d’où la Libye ressortait immanquablement.

C’est à partir de ces cheminements personnels qu’un second exercice a pu être amené, pour celles et ceux qui le souhaitaient : décrire l’expérience du danger à l’échelle libyenne, en s’appuyant sur les lieux déjà évoqués.

Les personnes participantes étaient ensuite encouragées à compléter leurs esquisses par des illustrations personnelles et des légendes narratives dans leurs langues d’origine, traduites a posteriori vers le français.

Atelier cartographique. Fournie par Morgane Dujmovic.

Atelier cartographique. Fournie par Morgane Dujmovic.

Mapping collectif. Photo fournie par Morgane Dujmovic.

Mapping collectif. Photo fournie par Morgane Dujmovic.

Atelier cartographie. Fournie par Morgane Dujmovic.

Atelier cartographie. Fournie par Morgane Dujmovic.

AHMED EST RESTÉ
1 AN ET DEMI EN LIBYE

Sur sa carte, Ahmed, originaire de Syrie, dépeint « l’insécurité » à Tripoli, « les mauvais traitements et le prélèvement d’argent de force » à Benghazi, « le non-respect des droits » à Zouara. Son illustration représente une scène de criminalité ordinaire et généralisée : « le Libyen » qui tire sur « les étrangers » évoque la violence collective qu’Ahmed spatialise dans « toute la Libye ».

Cette méthode cartographique sensible et participative a servi de langage pour livrer des récits difficiles à mettre en mots. Ces gestes dessinés permettent à celles et ceux qui découvrent ces violences de les recueillir, les recevoir et les restituer, en les replaçant dans l’écheveau complexe des repères spatio-temporels.

Mourir à petit feu ou prendre la mer

Les dangers de la Libye ne sont généralement découverts que lorsque les personnes en migration y entrent avec l’espoir d’y trouver une vie décente et du travail :

« Mon tout premier jour à Tripoli, j’ai su que j’avais pris la pire décision de ma vie. »

Cependant, rares sont les personnes qui parviennent à y transiter moins d’un mois. Comme l’a expliqué Koné lors de notre rencontre à Ancône :

« En Libye, ce n’est pas facile de rentrer, mais c’est moins facile encore de sortir ! » ,

La plupart de celles et ceux que nous avons rencontrés sur l’OV (57,9%) y ont totalisé entre un et six mois. Certaines s’y sont retrouvées piégées plus de deux ans – jusqu’à sept années cumulées, pour un participant soudanais.

Dans le panorama statistique offert par l’enquête, on voit se dessiner des routes et configurations migratoires différentes, les longs séjours subis en Libye concernant surtout les personnes des pays les plus pauvres et déchirés par des guerres.

On voit surtout que les femmes sont bloquées plus durablement en Libye : celles que nous avons rencontrées y ont passé en moyenne 15 mois et demi, contre 8 mois et demi pour les hommes. On peut y voir l’effet des mécanismes de contrainte et de violence qui s’appliquent spécifiquement aux femmes en migration en Méditerranée, comme l’a parfaitement décrit Camille Schmoll dans Les damnées de la mer (2020).

Dans les conditions de survie qui ont été rapportées, la décision de prendre la mer malgré les risques de la traversée peut se résumer ainsi : préférer le risque de mourir maintenant plutôt que la certitude de perdre la vie à petit feu.

7 MOIS EN LIBYE POUR MOHAMAD

Sur sa carte, Mohamad a bien montré ce glissement. On y voit les violences cumulatives qu’il a rencontrées sur son parcours de l’Est à l’Ouest de la côte libyenne : la captivité à Tobruk chez un « marchand d’humains », l’enfermement et le vol à Benghazi, le racisme et la xénophobie à Ajdabiya, les mauvais traitements à Zouara, d’où il a finalement réussi à fuir par la mer. Son illustration montre, de droite à gauche, l’enchaînement de faits qui l’a conduit de l’enfermement au bateau.

Pour parvenir à prendre la mer, il faut toutefois réunir une somme d’argent considérable. Les personnes participantes mentionnent des emprunts à leur famille de 2 000, 6 000, voire 10 000 dollars pour s’acheter une place sur un bateau. Celle-ci est parfois obtenue à la suite de travaux forcés depuis les prisons plus ou moins officielles, ou contre la promesse d’être celui qui conduira le bateau.

Lorsque les tentatives se heurtent à des interceptions suivies de refoulements vers la Libye, il faut rajouter à la somme initiale :

« Ils m’ont escroqué d’abord 2 000 dollars, puis 3 000 et la troisième fois j’ai payé 5 000 dollars. »

Des personnes participantes à l’étude ont également décrit leurs conditions de vie dans la game
house – les bâtiments collectifs où les personnes ayant payé leur traversée attendent le signal du
départ.

La « Game house », pièce issue d’un atelier cartographique sur le pont de l’OV © Alisha Vaya/ SOS Méditerranée

La « Game house », pièce issue d’un atelier cartographique sur le pont de l’OV © Alisha Vaya/ SOS Méditerranée

Ces séjours durent de plusieurs jours à plusieurs semaines, avec des approvisionnements et
modalités variables selon les circuits et montants payés pour arriver là.

Mais toutes témoignent d’une même découverte à leur première tentative de traversée : celle de la
nature des embarcations, impropres à la navigation et surchargées.

Comme l’a expliqué Koné, à ce stade, il est généralement trop tard pour faire demi-tour :

« On a démarré d’une plage à côté de Tripoli, à 4 heures du matin, on nous a fait courir sur l’eau : Go,
go ! C’était trop tard pour changer d’avis ».

PERTE DE REPÈRES EN MER

Le départ depuis les plages libyennes se fait souvent de nuit, et ce n’est qu’au matin qu’on découvre l’immensité de la mer. L’enquête par questionnaire a justement permis d’étudier les perceptions des personnes placées sur ces embarcations en détresse au cours des scènes de sauvetage.

Fourni par Morgane Dujmovic.

Fourni par Morgane Dujmovic.

Le premier résultat qui interpelle est la perte des repères au moment où elles sont secourues. L’un des participants a ainsi mentionné « la simple joie d’avoir trouvé quelque chose dans l’eau », en se remémorant sa première impression à la vue de l’Ocean Viking à l’horizon. D’autres participants ont décrit à quel point leurs perceptions étaient troublées par les conditions de navigation ou la nature même des embarcations.

« J’étais à l’intérieur du bateau en bois, je ne pouvais rien voir ou entendre. Je ne croyais pas que c’était un sauvetage jusqu’à ce que je sorte et voie avec mes propres yeux »,
me confie un homme originaire du Bangladesh, embarqué dans la cale d'un bateau en bois.
« À mesure qu’on les transférait sur nos RHIBs (bateaux semi-rigides), d’autres sortaient de dessous le pont, cachés »,
me confie Charlie. Le SAR Team Leader, qui a coordonné ce sauvetage, se souvient de sa propre stupéfaction à la découverte des 68 personnes à bord, sur une embarcation prévue pour 20.

Le 10 septembre 2023, l’Ocean Viking a secouru 68 personnes d’une embarcation en bois en détresse partie de Zouara, Libye. Fournie par Alisha Vaya / SOS MEDITERRANEE

Le 10 septembre 2023, l’Ocean Viking a secouru 68 personnes d’une embarcation en bois en détresse partie de Zouara, Libye. Fournie par Alisha Vaya / SOS MEDITERRANEE

En m’appuyant sur le questionnaire, les ateliers cartographiques et des entretiens ciblés, j’ai tenté de reconstituer l’espace-temps de ce sauvetage avec les personnes secourues et des membres de l’équipage.

« Là, ils étaient chargés ! L’alerte nous annonçait 55 personnes à bord, et nous on en a trouvé 68, parce qu’il y a ceux qui étaient sous le pont, cachés ! »
Jérôme, le coordinateur adjoint de la recherche des secours à bord de l’OV (ou Deputy SARCo), a confirmé le cas d’une embarcation « extrêmement surchargée », comme l’indique le rapport final de sauvetage.

Dans le poste de commande de l’OV, écran de veille à l’appui, nous avons retracé les positions du bateau au fil de sa recherche. Ce matin-là, l’alerte avait été donnée par « Alarm Phone », une ligne téléphonique citoyenne qui opère en continu depuis les deux rives de la Méditerranée, notamment pour relayer et suivre les cas de détresse.

« On a reçu une position à 6h19. On a tenté d’appeler Tripoli plusieurs fois, ça ne répondait pas. On a dit : "On y va quand même, on est très inquiets". On a lancé le mail officiel disant qu’on y allait. »

Une fois ces démarches accomplies auprès des centres de coordination et de sauvetage en mer, l’OV s’est dirigé vers la position donnée, dans les eaux internationales au large de la ville libyenne de Zouara. Peu de temps après, nos radios réglées sur le canal de veille ont grésillé :

« On réveille tout le monde en général quand on arrive dans les 10 milles, c’est la distance avec laquelle on peut les trouver avec les jumelles. Et à 6 heures, il commence à y avoir les premières lueurs de l’aube. »

La recherche de l’embarcation en détresse s’est toutefois compliquée :

« Avec les premières données, le point de départ et la deuxième position, on avait une indication sur la vitesse : on pensait qu’ils faisaient 5 nœuds. Donc on s’est dit qu’on allait les trouver à cette position. Sauf qu’une fois arrivés, on a commencé à s’arracher les yeux : ils n’étaient pas à la position ! »

Reconstitution d'un cas de détresse en mer dans le poste de commandes. Photo fournie par Morgane Dujmovic.

Reconstitution d'un cas de détresse en mer dans le poste de commandes. Photo fournie par Morgane Dujmovic.

Les calculs opérés dans cette phase de recherche doivent en effet intégrer des facteurs multiples, parmi lesquels les différentes positions reçues (quand il y en a), mais aussi la présence ou l’absence d’un moteur fonctionnel, et enfin les conditions météorologiques et maritimes, comme l’a expliqué Jérôme :

« Ce que je pense, c’est qu’ils ont dû se perdre et se dérouter : en ayant la mer, le vent dans la figure, tu ne sais pas où tu vas. Je pense qu’ils ne voyaient rien de ce qu’ils faisaient. Ils étaient en train de lutter avec tout ça. »

Confirmant les hypothèses de Jérôme, beaucoup des personnes secourues ce jour-là sont arrivées sur le pont de l’OV en souffrant de déshydratation et de mal de mer :

« Comme on l’a vu sur les photos, ils avaient vraiment beaucoup de houle et de vent qui leur arrivait dans la figure. Plus tu vas vers le large, plus tu subis la mer. »

Devant les zooms et dé-zooms opérés par Jérôme à l’écran, je comprends en images les implications d’un cas de détresse en mer au large de la Libye :

« En plus, là, le vent suffisait à les faire dériver : ils retournaient droit vers Tripoli ! ».

Reconstitution d’un cas de détresse en mer. Les drapeaux roses symbolisent le bateau à la dérive, les tracés bleus et jaunes représentent les trajectoires de l’OV et des bateaux semi-rigides d’intervention (RHIBs), respectivement. Fournie par Morgane Dujmovic.

Reconstitution d’un cas de détresse en mer. Les drapeaux roses symbolisent le bateau à la dérive, les tracés bleus et jaunes représentent les trajectoires de l’OV et des bateaux semi-rigides d’intervention (RHIBs), respectivement. Fournie par Morgane Dujmovic.

« Ces bateaux ne devraient même pas exister »

Malgré les difficultés décrites pour ce sauvetage, il correspond à une opération « à faible risque » : des événements plus critiques sont régulièrement rapportés par les équipages et personnes secourues.

Au fil du temps, les équipes de sauvetage ont notamment vu la qualité des embarcations se dégrader, comme l’explique Jérôme : « Il y a eu les wooden boats (bateaux en bois), puis les rubber boats (bateaux pneumatiques). Maintenant, les pires c’est les iron boats (bateaux en métal) ». En 2023, des embarcations en métal soudées à la hâte ont commencé à faire leur apparition au large de la Tunisie. Pour les marins aguerris qui forment les équipes de sauvetage, comme Charlie, l’existence même de telles embarcations en pleine mer est difficilement concevable :

« Ces bateaux ne devraient même pas exister. Ils ont des structures extrêmement faibles. Ils sont faits à la main, mal et vite faits ; ce sont juste des plaques en métal, soudées. Ils n’ont pas de stabilité. Ce sont comme des cercueils flottants. »

Une photo aérienne prise le 10 novembre 2022 montre le bateau humanitaire Ocean Viking escorté par un navire militaire. (Photo de Pascal POCHARD-CASABIANCA / AFP)

Une photo aérienne prise le 10 novembre 2022 montre le bateau humanitaire Ocean Viking escorté par un navire militaire. (Photo de Pascal POCHARD-CASABIANCA / AFP)

Pour ces professionnels de la mer, l’inquiétude est réelle : « Il faut que nous soyons préparés à ça. » D’une part, les bords acérés des bateaux en métal peuvent abîmer les bateaux semi-rigides (RHIBs) de l’ONG, avec le risque de compromettre l’ensemble de l’opération de sauvetage – comme cela s’est produit en septembre 2023, à l’issue d’une patrouille sur la route tunisienne. Les RHIBs avaient alors été protégés « avec les moyens du bord », à l’aide des tapis trouvés sur le navire alors qu’il était en opération en mer.

D’autre part, chaque nouveau type d’embarcation implique des techniques très spécifiques. L’approche et le positionnement des bateaux semi-rigides autour de l’embarcation en détresse (ou « danse des RHIBs »), les modes de communication propices au maintien du calme, les soins d’urgence durant le transfert vers le bateau-mère : tout cela est étudié avec minutie afin d’anticiper un maximum de scénarios.

Dans la salle de repos de l’équipage, face à la maquette construite par les anciens de SOS pour s’entraîner aux simulations, Charlie m’a longuement expliqué les techniques développées pour approcher chaque type d’embarcation en détresse, selon qu’elles sont en fibres de verre, bois, pneumatique ou métal.

Maquette de l’OV servant aux simulations des sauvetages. Fournie par Morgane Dujmovic.

Maquette de l’OV servant aux simulations des sauvetages. Fournie par Morgane Dujmovic.

Dans le dernier cas, celui d’un bateau en métal, Charlie a insisté sur les implications critiques d’un sauvetage qui tournerait mal : « Les bateaux en métal peuvent chavirer à tout moment et couler rapidement, à pic. Dans ce cas, la scène ressemblerait à ça : un massive MOB ! » – c’est-à-dire un « Man Over Board » de grande ampleur, impliquant le passage par-dessus bord d’un nombre important de personnes. C’est ce que sont venus illustrer de petits objets bleus dispersés sur sa maquette.

Simulation d’un « massive MOB » avec un bateau en métal, photo fournie par Morgane Dujmovic.

Simulation d’un « massive MOB » avec un bateau en métal, photo fournie par Morgane Dujmovic.

Protection artisanale de EZ1, bateau semi-rigide (RHIB) de SOS Méditerranée, à la suite du sauvetage d’un iron boat.Photo fournie par Morgane Dujmovic et Alisha Vaya (SOS Méditerranée)

Protection artisanale de EZ1, bateau semi-rigide (RHIB) de SOS Méditerranée, à la suite du sauvetage d’un iron boat.Photo fournie par Morgane Dujmovic et Alisha Vaya (SOS Méditerranée)

Se noyer plutôt qu’être capturé

Une autre donnée a rendu les activités de sauvetage de plus en plus ingérables au fil du temps : les activités des milices et « garde-côtes libyens » dans la SRR libyenne, c’est-à-dire la région libyenne de recherche et sauvetage en mer créée en 2018 avec le support de l’Union européenne.

Deux autorités y sont chargées de la surveillance côtière : la Garde côtière libyenne (LCG) qui dépend du ministère de la Défense, et l’Administration générale de la sécurité côtière (GACS), rattachée au ministère de l’Intérieur.

Les multiples agissements illégaux et violents rapportés au sujet des acteurs libyens en mer ont justifié l’emploi de plus en plus courant de guillemets pour les désigner, ou de l’expression « so-called Libyan Coast Guard ». Pourtant, ces groupes reçoivent un soutien abondant de l’Union européenne et de plusieurs de ses États membres.

Financements européens des « garde-côtes » libyens, 2024 (Sos Humanity, p11)

Financements européens des « garde-côtes » libyens, 2024 (Sos Humanity, p11)

À bord de l’OV, les témoignages ne tarissent pas sur les manœuvres périlleuses des « garde-côtes libyens » visant explicitement à faire échouer les sauvetages, comme l’a soulevé Charlie : « Je les ai vus faire des manœuvres folles, essayer de rendre le sauvetage aussi dur que possible, en nous empêchant de secourir, en criant, hurlant. » Plusieurs micro-scènes de ce type ont été reconstituées : « Ils conduisent le plus près et le plus rapidement possible pour créer des vagues. Ils se mettent sur notre route, interfèrent, près du bateau-mère. »

Personnes exilées sur l'Ocean Viking (2021) Shutterstock/Alec Tassi

Personnes exilées sur l'Ocean Viking (2021) Shutterstock/Alec Tassi

Quand les acteurs libyens sont sur scène, l’explosion d’émotions liées à l’arrivée des secours peut se transformer en panique et affecter les chances de réussite du sauvetage.

31,4 % des personnes participantes à l’étude ont ainsi exprimé une perception négative à la vue d’un navire à l’horizon, associée à la peur d’être interceptées et refoulées par les acteurs libyens en mer :

« Au loin, nous ne savions pas si c’était un bateau de sauvetage ou les garde-côtes libyens. C’était un stress énorme à bord, les gens criaient et les enfants pleuraient. Nous étions prêts à sauter. »

En effet, la présence des autorités libyennes est souvent perçue comme un danger plus grand que le risque de noyade, comme l’a résumé l’un des participants : « Pour moi, le danger ce n’est pas la mer, ce sont les autorités libyennes. »

Certains participants à l’étude ont mentionné des violences exercées au cours de leur refoulement vers la Libye, tels que des coups, menaces armées, vols d’argent, privations d’eau et de nourriture, voire des actes mortels :

« La première fois que j’ai pris la mer, les Libyens ont tiré sur le moteur, le carburant a brûlé et explosé et les gens près de moi sont morts. »

En outre, la proximité des « garde-côtes libyens » avec des milices ou réseaux mafieux est notoire. L’un des répondants à l’étude a décrit en ces termes l’Administration générale de la sécurité côtière (GACS) : « Il y a toujours un risque que le GACS, un groupe armé avec des masques, vous mette en prison. » Les interceptions sont généralement suivies de périodes de détention arbitraire en Libye, dans les conditions inhumaines détaillées précédemment :

« J’ai essayé de traverser quatre fois mais j’ai été attrapée et mise en prison avec mon enfant ; j’ai beaucoup souffert. »

Ces faits rapportés par les équipages et personnes secourues sont largement étayés par les organisations internationales, humanitaires ou les collectifs associatifs qui suivent la situation en Méditerranée centrale. Dans son rapport de mission d’enquête de 2021, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies laisse peu de doutes quant à la chaîne de causalité qui relie les interceptions en mer et la traite des personnes migrantes en Libye :

« Les garde-côtes libyens procèdent (…) à l’interception de l’embarcation dans des conditions violentes ou périlleuses, qui se soldent parfois par des morts. (…) Les garde-côtes libyens confisquent les effets personnels des migrants à bord. Une fois débarqués, les migrants sont soit transférés dans des centres de détention, soit portés disparus, et il semblerait que certains soient vendus à des trafiquants. (…) Depuis que des bateaux sont refoulés en Méditerranée, les autorités libyennes ont été averties du caractère généralisé et systématique des interceptions périlleuses effectuées en mer et des violences commises dans les centres de détention. Plutôt que d’enquêter sur ces cas et de remédier à ces pratiques, les autorités libyennes ont continué à intercepter les migrants et à les placer en détention. »

En croisant ces scènes de sauvetage maritime avec le vaste système d’exploitation organisé depuis les lieux de détention en Libye, on comprend que l’interception en mer par les « garde-côte libyens » relève d’une stratégie de capture, et que la Méditerranée centrale est devenue le lieu d’un corps à corps pour la sauvegarde de la vie et de la dignité humaine.

Armée libyenne. Shutterstock/Bumble Dee

Armée libyenne. Shutterstock/Bumble Dee

La solidarité
en mer
et l’autonomie

Si l’étude à bord de l’Ocean Viking met en lumière les opérations de sauvetage civil effectuées par l’une des désormais nombreuses ONG présentes en Méditerranée centrale, il faut aussi souligner l’importance des traversées autonomes, comme des sauvetages et actes de solidarité en mer entre personnes exilées elles-mêmes.

Fournie par Morgane Dujmovic

Fournie par Morgane Dujmovic

Ellie, membre de l’équipe SAR de SOS Méditerranée, a retracé un sauvetage au cours duquel deux embarcations en détresse se sont prêté assistance :

« Il y a des personnes dont je me rappelle très bien. Elles étaient parties dans le corridor tunisien, en bateau en fibres de verre et ont croisé un autre bateau, en bois, qui était à la dérive. Quand on est arrivés, on avait ce bateau en fibres de verre qui remorquait un bateau en bois, chacun en détresse, avec 30 ou 40 personnes dessus. C’était un sauvetage d’un sauvetage. C’était assez incroyable, cette solidarité parmi les personnes en mer. »

Les équipages d’ONG sont ainsi à la recherche d’un équilibre entre, d’une part, le maintien de cette autonomie propre aux personnes exilées, et d’autre part, les contraintes liées à la gestion quotidienne des populations à bord dans des conditions parfois extrêmes (souvent qualifiée de crowd control, c’est-à-dire contrôle des foules).

L’étude sur l’OV a justement mis en lumière les attentes des personnes rescapées, dans la phase de post-rescue qui suit le sauvetage. Les opinions exprimées ont ainsi permis de formuler plusieurs recommandations opérationnelles, centrées sur les besoins de ces personnes durant les journées de navigation jusqu’à un port sûr en Europe.

L’un des résultats les plus marquants relève du besoin de communication directe avec les proches, en particulier pour leur annoncer que la traversée n’a pas eu d’issue fatale. Le soutien et les informations reçues de la famille et des amis font d’ailleurs partie des principales ressources aux différentes étapes de la migration (mentionnées par près de 60% des personnes à l’enquête). Cependant, il n’est pas rare que les personnes rescapées perdent leur téléphone au cours de la traversée, et quand ce n’est pas le cas, les capacités de connexion restent limitées en pleine mer.

Téléphones en charge sur le bateau, photo fournie par Morgane Dujmovic.

Téléphones en charge sur le bateau, photo fournie par Morgane Dujmovic.

L’étude laisse aussi apparaître les impacts physiques et psychiques des violences en Libye, affectant la capacité à accomplir des besoins primaires. Les personnes participantes ont notamment mentionné des difficultés à s’alimenter, à trouver le repos et le répit :

« En prison nous ne mangions qu’une fois par jour, nous ne pouvions nous laver qu’une fois par mois » ; « Mon dos est très douloureux et je ne peux pas dormir » ; « Mon esprit est trop stressé et je ne peux pas le contrôler. »

Ces traces sont aussi visibles sur les innombrables graffitis laissés sur les murs de l’Ocean Viking au fil des années.

Vidéo de Morgane Dujmovic

Dans cet enchaînement de frontières violentes, le séjour à bord du navire de sauvetage relève d’une respiration, si l’on se fie aux commentaires libres proposés à l’issue du questionnaire :

« Nous sommes considérés comme vos frères ici, ça change tellement de la Libye ! » ; « Je n’ai pas grand-chose à dire mais je n’oublierai jamais ce qu’il s’est passé ici. »

Au milieu de la mer, quand le nombre de personnes à bord le permet, on assiste parfois à des scènes d’intimité retrouvée, ou à l’inverse de liesse collective, notamment quand est confirmée l’annonce d’un port attribué par l’Italie.

Quant aux ateliers cartographiques et à l’étude par questionnaire que j’ai menés, les retours de participants suggèrent qu’ils ont pu participer à une forme de pouvoir d’agir ou, du moins, de pouvoir-réfléchir et de pouvoir-raconter :

« C’est la première fois depuis très longtemps que quelqu’un me demande ce que je pense et quelles sont mes opinions sur les choses. »

Le retour à la terre

Une forme de reprise de pouvoir sur l’action est perceptible à mesure que s’approche la perspective du débarquement et d’une nouvelle vie en Europe.

Alors que nous naviguons vers les côtes italiennes, les cartographies qui sont affichées sur le mapping collectif illustrent des rêves et imaginaires de plus en plus concrets. Elles font écho aux projets d’installation confiés dans le questionnaire :

« J’espère avoir rapidement un titre de séjour en Allemagne » ; « Je souhaite rembourser l’argent que j’ai emprunté à ceux qui me l’ont prêté, apprendre rapidement la langue, voir ma famille en sécurité et en bonne santé. »

On peut imaginer l’émotion que représente le premier pas fait dans un port européen, pour celles et ceux qui y parviennent enfin. On imagine moins, en revanche, que cette étape puisse relever d’une nouvelle forme de violence. À Ancône, Koné se remémore l’impression laissée par l’important dispositif déployé :

« Quand j’ai débarqué du bateau, j’ai vu tellement de sirènes que j’ai pensé : "Il n’y a que des ambulances, en Italie ?" »

Le comité d’accueil réservé aux personnes débarquées en Italie est en fait composé des autorités nationales de sécurité (police et gendarmerie), des services sanitaires italiens, de la Croix-Rouge italienne et de membres de Frontex, l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, dont l’intervention est cadrée autour d’une question : « Qui conduisait le bateau parti de Libye ? » Autrement dit : « Qui pourrait être inquiété pour avoir facilité l’entrée irrégulière sur le territoire européen ? »

Au niveau des conventions internationales SAR, le sauvetage prend fin dès lors que les personnes sont débarquées dans un lieu sûr de débarquement ou POS (Place of Safety). Pour les équipages de SOS Méditerranée, il est d’usage de considérer que le travail s’arrête là, même si la relation humaine se poursuit parfois.

D’ailleurs, le débarquement est assez vite suivi par les nombreuses formalités administratives et les interrogatoires auxquels les ONG de sauvetage sont astreintes à se soumettre pour ne pas courir le risque de voir leur bateau détenu, et par conséquent dans l’incapacité de retourner en zone d’opérations.

À l’issue de plusieurs jours de navigation collective, les « au revoir » ont quelque chose de joyeux, mais aussi d’anxieux, car nous savons que se poursuit pour chacune des personnes secourues un parcours de combats.

Dans cet instant de grâce où les rêves touchent terre, vient à mon esprit la force des silences dans la bande dessinée Le retour à la terre, rendus graphiquement par Manu Larcenet.

Le silence de la mer qui a englouti tant de corps.

Le silence concentré des équipes de sauvetage, quand les bateaux semi-rigides foncent vers les embarcations en détresse.

Le silence stupéfait, à bord des mêmes semi-rigides ramenant au bateau-mère des personnes encore sonnées d’avoir échappé au naufrage.

Le silence épuisé de celles et ceux qui reprennent des forces ; l’évidence du silence à l’écoute des récits sur le pont de l’OV. Le silence timide quand les côtes italiennes se dévoilent pour la première fois.

Le silence des institutions européennes qui taisent et entravent les combats pour la vie en mer – et pour la vie sur terre, en soutenant les interceptions et retours forcés vers la Libye.

Et enfin mon silence, face au constat de ma propre impuissance, vis-à-vis des personnes exilées que j’ai rencontrées en mer : « Je sais que tu écris, c’est bien, les gens vont le voir. Mais l’histoire va continuer. »

À l’approche des côtes italiennes. © Morgane Dujmovic

À l’approche des côtes italiennes. © Morgane Dujmovic

Crédits

De sincères remerciements sont adressés aux personnes qui ont bien voulu participer à cette étude embarquée et partager leurs récits, notamment Koné et Shakir, ainsi qu’à l’ensemble des équipes en mer et sur terre qui ont soutenu cette recherche au long cours, en particulier Carla Melki et Amine Boudani.

Morgane Dujmovic a débuté cette recherche en tant que chercheuse indépendante, elle est aujourd'hui chargée de recherche au CNRS.

Certains prénoms réels ont été conservés et d’autres modifiés, à la préférence des personnes concernées.

Editing : Yasmine Khiat, Grégory Rayko et Laurent Bainier (The Conversation)

Traduction des cartes d’Ahmed et Mohamad : Amine Boudani et Rafik Arfaoui 

Photo/dessins : Morgane Dujmovic, sauf mentions contraires.

Vidéo : Gabriel Robert (The Conversation)